mercredi 6 mai 2020

Souvenirs de la guerre

J'ai repris un peu la généalogie ces temps-ci. C'est une passion intermittente, qui m'occupe en moyenne quelques jours par an, mais elle est tellement chronophage qu'il faut généralement bien vite la mettre de côté pour les activités plus urgentes... Difficile de dire si ce sera plus simple dans dix ou vingt ans de réaliser le plus bel arbre généalogique possible (un des objectifs de ma liste de 100 choses à faire).

D'un côté, je me rends compte que de nombreux nouveaux outils permettent de le réaliser plus facilement (de plus en plus d'arbres partagés, de registres dépouillés ou scannés accessibles publiquement, de cimetières relevés, etc.) mais d'un autre, la mémoire plus immédiate de nos anciens disparaît inéluctablement.

Je me suis fait cette réflexion à la suite d'un message reçu de la part d'une généalogiste amateure qui faisait des recherches sur un ancien aïeul (un cousin de mon grand-père), résistant ayant appartenu à un réseau de chez elle, déporté à 19 ans et dont on ne sait pas grand-chose. Je suis sûr que mes grands-parents, mon oncle ou mon père auraient pu nous renseigner, mais il aurait fallu que la demande arrive il y a dix ans. Aujourd'hui, tous les trois sont morts. Et leurs souvenirs évaporés avec eux.

Cela m'a motivé à partager les souvenirs qu'ils m'ont transmis sur la guerre. Qu'ils concernent ou non ma famille, ce sont des anecdotes et "petites histoires dans la grande histoire" comme on dit pompeusement. Je n'en ai que des souvenirs parcellaires, je ne saurais être précis sur les dates ou les noms, c'est au mieux des témoignages secondaires (pour ce que m'a raconté mes grand-mères qui avaient 15 et 18 ans au début de la guerre), souvent tertiaires. Mais c'est mieux que le néant dans lesquels ils sont destinés puisque j'en suis sans doute parfois le dernier dépositaire et qu'en général, tout le monde s'en tamponne à part quelques rares illuminés que je ne croiserai sans doute jamais.

Je les confie donc à ma mémoire externe et publique, puissent-ils servir à quelque chose un jour ?

L'eau du lac
Le premier souvenir que j'ai envie de raconter commence avec une anecdote qui m'a marquée enfant.
Mon grand-père, chez qui j'ai passé de longues semaines tous les étés de mon enfance, refusait catégoriquement de boire de l'eau. Il tournait au vin rouge pour 100 % de son hydratation. Et quand on lui demandait pourquoi, il répondait malicieusement qu'il ne "boirait pas du collabo" en désignant du menton le robinet de la cuisine. Il n'en dit jamais plus, tout comme il ne parlait presque jamais de la guerre. C'est ma grand-mère qui m'en appris d'avantage.

Pendant l'occupation, le village de petite montagne jurassienne dans lequel vivait la famille était plutôt tranquille. On n'avait certes pas grand-chose à manger mais on vivait en autarcie, dans un esprit général de résistance passive : on n'aimait franchement pas les boches mais on était plus préoccupés par les soucis du quotidien que par la politique. Ma grand-mère, qui chantait beaucoup, enchaînait encore dans les années 90 le Chant des Partisans et Maréchal nous voilà sans sourciller... On ne voyait pas le problème à l'époque. On vouait une grande confiance au Vainqueur de Verdun et on soutenait également les braves qui résistaient. Du patriotisme tous azimuts en quelques sortes.

Pour ma famille et la majorité du reste du village, les choses ont commencé à changer avec le STO. Mon grand-père par exemple y fut réfractaire et n'est pas parti. Il est de fait entré dans la clandestinité à cette occasion. Pas vraiment par conviction ni par courage, juste parce qu'il ne voulait pas partir travailler en Allemagne, il y avait déjà fort à faire au village pour nourrir la famille...
Je ne crois pas qu'il ait jamais participé à de grandes actions, mais dans le petit groupe de résistants qui vivaient au village (pas la peine de prendre le maquis, il n'y avait pas de présence allemande ni de gendarme sur place), certains réalisèrent quelques actions, plus ou moins dans la mouvance du maquis du Haut-Jura et de l'Ain dont le coup d'éclat fut le défilé du 11 novembre 1943 dans les rues d'Oyonnax. On m'a parlé une fois du sabotage de la ligne de chemin de fer reliant Lons-le-Saunier et Saint-Claude, mais je n'en suis pas sûr.

Toujours est-il qu'un jour, les allemands débarquèrent en convoi dans le village, fouillant des maisons, interrogeant assez vivement leurs habitants. Ils semblaient à la recherche de deux jeunes hommes en particulier. Le premier, un cousin de ma grand-mère, un certain Monnier de Thoiria (allez, je mets tout ce que je sais, c'est pour les historiens du siècle prochain), fut arrêté chez lui, conduit dans la Forêt de la Joux et retrouvé abattu d'une rafale dans le dos. Le second s'enfuit mais fut descendu de loin "dans la plaine de Soucia" par les tireurs allemands. Je ne sais pas si ces évènements sont documentés quelque part, une rapide recherche ne m'a pas permis d'en savoir plus.
Le village avait été prévenu que les allemands arrivaient et mon grand-père qui connaissait bien les bois était parti se cacher avec quelques autres dans la forêt. Dans la précipitation, il perdit ses papiers que les allemands trouvèrent et ramenèrent à la maison, sans poser plus de questions : ils n'étaient pas venus pour lui.
Car les allemands étaient bien renseignés et même guidés dans la région par un local : un collaborateur notoire de Clairvaux-les-lacs.

La deuxième partie de cette histoire se déroule en 1944, les allemands ont fichu le camp et notre collabo se retrouve bien vite entre les mains d'une vingtaine de gaillards des environs, dont mon grand-père. Il ne passe pas un moment très agréable et se retrouve bien vite attaché solidairement à une "roue de faucheuse" m'avait-on dit, au bord du petit lac de Clairvaux, invité à démontrer ses talents de nageur.
J'imaginais enfant une roue énorme qui l'entrainait en roulant vers le lac. En fait, il n'y a pas besoin qu'elle fasse 2 tonnes. Je ne suis pas sûr qu'avec celle de la photo illustrative ci-dessous (somme toute de taille modeste mais en fonte) autour du cou je puisse flotter bien longtemps...


La fin de l'histoire, vous la devinez, surtout si vous avez lu l'article Wikipédia sur le petit lac : depuis la fin des années 60, l'eau de quelques villages des environs est pompé directement dans ce lac, dont les acteurs de l'épuration sauvage se méfiaient évidemment comme de la Gestapo...
Un jour seulement, mon grand-père consentit à me répondre lorsque je lui demandais de me raconter cet épisode. Il répondit seulement : "bon dieu, y gueulait comme un cochon qu'on va égorger... Y z'ont balancé la roue et bloup, disparu au fond..."
Je ne sais pas comment il s'appelait, mais je pense que si vous le cherchez, il est toujours au fond avec sa roue de faucheuse autour du cou.

A venir, un guet-apens à Dammartin et comment la rancune restait tenace dans les années 60 et même ensuite dans la région de Clairvaux...