dimanche 29 novembre 2020

Anachronisme au Musée du Louvre

En visite au Musée du Louvre (dans le monde d'avant le confinement donc), j'avais été interpellé par ce tableau signé du maître flamand du début du XVIIème siècle Frans Francken II, à tel point que je l'ai pris en photo :

Et j'ai également immortalisé son cartel pour pouvoir faire quelques recherches un beau jour... Plus d'un an après, ce jour est venu !

Alors, est-ce que vous êtes choqués vous aussi ? Allez, pour rendre ça plus visible, une image du tableau de meilleure qualité que ma photo :

Ben oui, on est d'accord. Le Roi Salomon, fils de David et roi légendaire d'Israël, dont on parle dans le Livre des Rois au fin fond de l'Ancien Testament, ça date pas d'hier... De 970 à 931 avant J.C. d'après Wikipédia pour être plus précis... Et justement, en parlant de J.C, ne voilà-t-y pas qu'il est représenté en tableau dans la scène, posant le genou à terre sous le poids de sa croix ! En plein milieu en plus, on peut pas le rater. Y'a que moi que ça choque ou bien ?

Je veux bien laisser un peu largesse et éviter le pinaillage de quelques années sur les anachronismes (la preuve de notre indulgence avec Lucky Luke), mais là, presque un millénaire, je trouve que ça pique un peu les yeux... Et puis comment on peut y croire un instant du coup ? C'est juste deux fois plus énorme qu'une peinture de François Ier avec un iPhone, cinq fois plus gros que Napoléon représenté fuyant l'île d'Elbe en hélicoptère... Aussi invraisemblable que les soldats bretons d'Arthur Pendragon qui mangeraient des galettes de maïs (oups...)

Donc, en cherchant un peu, aucune mention de cet anachronisme flagrant sur Internet. En revanche, sur le site du Louvre, la précision suivante laisse songeur, je cite tout, comme ça vous aurez aussi les dimensions du tableau, il est pas bien gros, on y reviendra :  

Salomon au trésor du Temple (?) - 1633
Hauteur : 0,73 m. ; Largeur : 1,06 m.

L'identification du sujet proposée ici est probable sans être absolument certaine : Salomon installe dans le Temple les trésors déjà consacrés à Dieu par David, son père.

Acquis d'un collectionneur privé, Lyon, 1844 - Département des peintures

Ah, ah ! L'identification du sujet n'est pas formelle ! Tu m'étonnes, un Salomon dans un temple qui a été détruit par les Babyloniens en -586 avec une peinture du Christ là au-milieu, ça fait un peu désordre...

Aurais-je mis le doigt sur une incohérence au Louvre ? Allais-je être en mesure d'avancer une explication plus sensée, de faire modifier le cartel du tableau, d'obtenir ainsi la gloire et la renommée mondiale pour cette avancée majeure de l'histoire de l'art ?

Avec cet objectif parfaitement réaliste en tête, je fis quelques recherches sur notre ami flamand. D'abord, on peut remarquer que le bougre aime peindre des tableaux dans les tableaux. J'imagine que cela permet de mettre en avant cette technique ultra-poussée de la peinture flamande de cette époque, férue du plus infime des détails et qui rend ces œuvres si appréciées des collectionneurs. Je pense notamment à un tableau que j'aime beaucoup, La vierge du Chancelier Rolin de Jan Van Eyck dans lequel les détails sont incroyables, que ce soit dans le paysage d'arrière-plan, dans les scènes sculptées sous les chapiteaux, les marbrures du sols ou les mille volutes ciselées dans la couronne de la vierge... A tel point qu'on pense que van Eyck les peignait avec un pinceau à un seul poil !


Manifestement, notre ami Frans Francken s'inscrit dans cette tradition avec ses tableaux reproduits dans des tableaux, et être ainsi capable de reproduire fidèlement des minuscules tableaux sur une toile de moins d'un mètre carré (je vous avais dit qu'on y reviendrait) lui permettait sans doute de démontrer son habileté et sa technique...... Bon, allez, je vous mets un autre exemple puisque ce post se transforme peu à peu en galerie d'art...

Frans Francken II - Cabinet d'art et de curiosités (1636)

Je l'aime bien celui-ci. Non seulement parce qu'on dirait un peu mon bureau plein de fossiles, coquillages, médailles ou vieilles pièces de monnaies, mais aussi parce qu'on y retrouve une composition un peu similaire à celle du tableau qui nous intéresse, à savoir un Christ ployant sous le poids de sa croix...

En parcourant l'iconographie de Frans Francken II, il m'est apparu qu'il avait peint Salomon à diverses reprises, et j'ai été tout d'abord frappé par la façon dont il était représenté. Ainsi, son Salomon jeune ressemble généralement à ça :



Tandis que plus âgé, il le représente ainsi :



Chouette, me suis-je écrié... Il ne ressemble vraiment pas à celui de notre Salomon au trésor du temple, quel genre d'expert a pu considérer que c'était le même gugusse !?

Bon, malheureusement, on ne s'improvise pas si facilement spécialiste de Frans Francken II et j'ai bien vite revu mes ambitions à la baisse en tombant sur ces autres versions de la visite de la Reine de Saba à Salomon :



En effet, on se rend bien compte ici, en comparant à la version 'jeune' présentée un peu plus haut, que notre ami flamand changeait sans sourciller la tête de son personnage principal (sans doute en fonction de la commande). Et surtout, on ne peut nier la grande ressemblance entre cette dernière version et le tableau qui nous interpella au Louvre. Impossible donc, sur cette base, de rejeter l'interprétation de l’œuvre présentée au Louvre.

Au contraire, cette petite recherche m'a personnellement convaincu qu'il s'agit bien d'une représentation de Salomon au temple et que Frans nous a commis un bel anachronisme juste parce que :

  • soit il en avait rien à cirer de la vérité historique et que seule comptait la composition artistique
  • soit c'était la commande et que c'est le mec qui paie qui décide, même si c'est n'importe quoi. Après tout, c'est lui qui passera pour un con à exposer ça dans son salon...

Oui, sauf que quatre siècles plus tard, le nom du commanditaire s'est perdu dans les limbes de l'histoire et que seul celui de l'artiste restera à jamais attaché à cette bévue que je suis bien heureux de révéler au monde aujourd'hui ! Sans rancune Francky...

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